L’amertume du sucre : quelles sont les mutations du marché mondial sucrier ?

La lecture historique des marchés agricoles s’apparente indéniablement à une litanie. La fin des quotas laitiers aurait dû constituer un message d’alerte pour une filière sucrière qui s’apprêtait également à s’engager dans la libéralisation de son marché. La filière sucrière est pourtant bien entrée dans une crise, structurelle au regard de sa durée et particulièrement aigüe. Tout comme pour le secteur laitier, la fin des quotas est intervenue au moment même où le marché entrait dans une phase de surproduction, occasionnant un retournement brutal des prix qui avaient pourtant atteint des sommets début 2017 à plus de 500 $/tonne. Depuis, le prix peine désormais à s’extirper de la zone des 300 $/tonne, passant même plusieurs fois en dessous de ce seuil durant l’année 2018.
Une chute prévisible ?
Il faut signaler que cette tendance baissière n’est pas aussi récente qu’on pourrait le croire. En réalité, depuis la fin du super-cycle des matières premières et de la période de volatilité qui a suivi la grande crise économique et financière, le cours du sucre s’est inscrit dans un couloir baissier à partir de l’année 2011 (graphique 1). Les campagnes 2015/2016 et 2016/2017 furent les seules exceptions à cette tendance, les mauvaises récoltes des principaux producteurs comme le Brésil et l’Inde ayant entraîné un déficit d’offre par rapport à la consommation mondiale. Ceci provoqua également un regain des positions acheteuses des opérateurs non commerciaux sur les marchés à termes sucriers, alors que la tendance était à des prises de positions courtes (donc vendeuses) sur les futures. Tendance qui se confirme finalement depuis fin 2017 avec des positions nettes négatives de ces opérateurs.
Le signal de prix envoyé entre 2016 et 2017 provoqua certainement un excès d’optimisme chez les opérateurs sucriers. Ce qui est compréhensible au regard des perspectives de croissance de la demande mondiale en sucre, celle-ci étant destinée à atteindre 198 millions de tonnes en 2027 selon les perspectives de l’OCDE, alors que la production actuelle atteint 190 millions de tonnes. Or, le marché sucrier a entretemps connu plusieurs bouleversements majeurs dans ses équilibres.
Une première raison concerne le passage de témoin entre le Brésil et l’Inde, cette dernière ravissant la place de premier producteur mondial avec une production de 35,9 millions de tonnes de sucre sur la campagne 2018/2019, contre 30,1 pour le Brésil. Un basculement dû à la hausse des surfaces et à une politique agricole indienne particulièrement avantageuse pour les producteurs de canne, avec des prix minimum garantis et un contrôle de l’Etat sur les ventes de sucre, aussi bien sur le marché domestique qu’à l’exportation à travers des quotas. Par ailleurs, la filière sucrière brésilienne a opéré un virage stratégique sur les deux dernières campagnes, en privilégiant un mix produit sucrier plus largement orienté sur la production d’éthanol. Sur la campagne 2017/2018, celui-ci était de 55 % pour la production d’éthanol et de 45 % pour le sucre. Pour la campagne 2018/2019, ce ratio est passé à 65-35, accentuant davantage le retrait du Brésil sur la scène des exportations mondiales et la percée de ses concurrents exportant leurs surplus (graphique 2). Enfin, on remarque également la percée de la Thaïlande à l’exportation, dont la filière a pris le pas de la libéralisation en 2018 en abandonnant son système de prix garantis et de quotas. Mais les planteurs thaïlandais ont tout de même bénéficié de paiements compensatoires avec la chute des prix internationaux. Une décision dont le but était de satisfaire le puissant électorat agricole, en vue des élections législatives du mois de mars.
Des erreurs de stratégie
Le retournement d’un marché aussi étroit que celui du sucre amène à plusieurs réflexions. Les marchés agricoles sont par définition instables, et les décisions de stratégies de filières ou purement politiques peuvent conduire à redéfinir profondément les fondamentaux d’un marché. Pour ce qui est du sucre, les opérateurs de plus petite taille sont donc irrémédiablement subordonnés aux décisions des acteurs dominants. Une situation assez paradoxale pour les opérateurs européens, alors que le groupe allemand Südzucker et le français Tereos trustent les deux premières places des groupes industriels sucriers les plus puissants à l’international.
Ces deux groupes qui sont d’ailleurs contraints de procéder à une restructuration particulièrement douloureuse de leurs activités, comme l’attestent la fermeture de 5 usines du groupe Sûdzucker (dont 3 en France), ou la crise de gouvernance qui a frappé Tereos, et sa décision d’ouvrir prochainement son capital pour retrouver un équilibre financier. Des conséquences qui interpellent vivement quant à l’orientation adoptée par ces groupes.
L’embellie des prix entre 2015 et 2017 a certainement brouillé leur stratégie de long terme. La rentabilité attractive de l’activité sucrière a poussé ces groupes à engager des capitaux sur le long terme pour développer la croissance externe de leur structure (rachat d’usine et de parts sociales de concurrents, diversification d’activités, partenariats à l’étranger). Mais tout comme ce fut le cas pour la crise économique et financière de 2008, il n’y a pas plus mauvaise idée que de financer des investissements de long terme avec des capitaux rentables à court terme. Une leçon d’histoire donc, que les acteurs économiques tous secteurs confondus auraient dû retenir.
Contact : Quentin Mathieu, économiste de Chambres d'agriculture France